P. Minder: La Suisse coloniale

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Title
La Suisse coloniale. Les représentations de l'Afrique et des Africains en Suisse au temps des colonies (1880-1939)


Author(s)
Minder, Patrick
Published
Extent
633 S.
Price
€ 66,90
Reviewed for Connections. A Journal for Historians and Area Specialists by
Bouda Etemad, Département des sciences économiques, Université de Genève

Cet ouvrage est une version remaniée d’une thèse de doctorat soutenue à l’Université de Neuchâtel. Son auteur y annonce vouloir combler une lacune dans l’histoire des relations entre la Suisse et l’Afrique. Traditionnellement, les rares travaux en ce domaine s’attachent soit à prendre la mesure de l’implication suisse dans les activités coloniales, soit à étudier l’émigration suisse vers le continent noir. Ces travaux ne disent rien sur ce qui intéresse avant tout Patrick Minder, à savoir l’impact du colonialisme au sein de l’opinion publique suisse.

Aussi, l’auteur traque, à travers les centaines de pages de sa recherche, les lieux en Suisse où pourrait se loger une « mentalité coloniale ». Cette quête, qui tombe sous le sens chez les pays voisins de la Suisse s’étant taillé un empire colonial, devient un exercice inattendu pour la Confédération helvétique n’ayant jamais possédé d’empire ultramarin.

Pour autant, la Suisse n’échappe pas aux grands courants de pensée européens. Si bien que le matériel utilisé par Patrick Minder – récits de voyage, revues scientifiques et missionnaires, presse écrite, films, affiches, littérature enfantine, manuels scolaires – révèle la force au sein d’un peuple non colonisateur d’une conception inégalitaire de la différence. En effet, les documents étudiés et produits exclusivement en Suisse « cautionnent les progrès de la colonisation européenne en Afrique et renforcent ainsi, par leur soutien formel et indéfectible à la noble cause, la puissance des stéréotypes (essentiellement négatifs) à l’égard des populations indigènes » (p. 37).

Comment expliquer ce que l’auteur appelle la force de l’« imaginaire colonial suisse » ? Voici les pistes suggérées (p. 20-21). D’abord, la question coloniale participerait à la « solidification de l’identité nationale », mais comme un « exutoire distrayant », qualificatif intrigant sur lequel Patrick Minder ne revient pas par la suite. Ensuite, l’Afrique primitive et authentique activerait le culte du « bon sauvage ». En exaltant l’état de nature, les auteurs suisses du dernier tiers du dix-neuvième et du début du vingtième siècle dénoncent les méfaits de la civilisation industrielle tant sur la société occidentale, les rapports changeants hommes-femmes que l’environnement. Aussi, l’Africain vivant dans des espaces préservés de toute intrusion humaine dégradante devient un « déversoir commode » et l’« indigène (…) une allégorie qui soulage les frustrations à bon compte » (p. 20).

La question qui se pose évidemment est de savoir si l’auteur atteint son objectif, à savoir comprendre l’étonnante implantation de l’esprit colonial en Suisse par l’étude des représentations de l’Afrique et des Africains. Ma réponse est nuancée : l’objectif est atteint dans les limites des choix effectués par l’auteur. Choix qui mériteraient, à mon sens, d’être mieux justifiés.

Patrick Minder ne dit pas par exemple pourquoi il fait l’impasse sur ce qui se passe ailleurs qu’en Afrique noire dans le monde colonisé et à d’autres moments que la période retenue (1880-1939). Or, la colonisation européenne s’étale sur quatre siècles et demi ; outre l’Afrique subsaharienne, elle touche les Amériques, le Pacifique, l’Asie, l’Afrique du Nord. En élargissant les perspectives, il serait apparu que le mythe du « bon sauvage », les stéréotypes à l’égard des populations indigènes, le racisme anti-Noir naissent et s’enracinent dans ce qui deviendra la Suisse plus d’un siècle avant la colonisation de l’Afrique.

Ces représentations, qui se diffusent dans toute l’Europe, datent de la colonisation des Amériques entre le début du seizième et le milieu du dix-neuvième siècle. Des Suisses y émigrent en nombre, ils s’y implantent durablement, ils y côtoient des populations amérindiennes et des esclaves noirs. Ils produisent une documentation bien plus riche et variée que celle laissée par les Helvètes sur l’Afrique noire coloniale. L’auteur souligne d’ailleurs à plusieurs reprises la faible envergure de la production documentaire suisse relative aux Africains. La prise en compte du précédent américain aurait mieux fondé l’analyse de Patrick Minder sur les représentations de l’Afrique subsaharienne, centrée soit dit en passant sur l’Afrique centrale au détriment de l’Afrique occidentale et orientale.

S’extirper occasionnellement de l’expérience africaine peut être enrichissant. Cela permet par exemple de mieux comprendre ce qui fait l’étonnement de l’auteur, à savoir la force de l’imaginaire colonial suisse et la permanence des stéréotypes de 1880 à 1939. Le monde colonisé est constitué d’entités qui ne se situent pas toutes au même niveau de développement. Ainsi, les structures en place au moment de l’arrivée des Européens sont beaucoup plus consistantes en Asie qu’en Afrique noire. Par ailleurs, la colonisation de l’Afrique subsaharienne, dernière région en date à être investie par l’homme blanc, s’effectue à un moment où les écarts de développement avec l’Europe industrialisée sont béants. Autrement dit, la force et la permanence des représentations suisses de l’Afrique se comprennent mieux dans un contexte où entre Suisses et Africains les inégalités de richesse sont abyssales.

Il apparaît enfin, pour qui connaît l’histoire des relations de la Suisse avec les contrées d’outre-mer, que l’étude de Patrick Minder porte sur une partie du monde colonial, l’Afrique subsaharienne, avec laquelle la Suisse a, par rapport à l’Amérique et l’Asie, le moins d’échanges. En matière d’émigration, de commerce et d’investissement, l’Afrique noire coloniale reste continûment pour l’Europe et la Suisse une « Cendrillon ».

Bien sûr, la force des stéréotypes accolés à une région du monde et à ses habitants n’est pas nécessairement fonction de leur poids, de leur taille ou de leur niveau de développement économique et technique. Mais pour autant qu’une éventuelle disproportionnalité existe en la matière pour l’Afrique noire coloniale, encore faut-il la démontrer.

Prenons donc l’étude de Patrick Minder pour ce que l’auteur en dit : un « point de départ » (p. 21), utile et bienvenu, dans les recherches sur la construction de la mentalité coloniale en Suisse.

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15.07.2011
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