Qu'elles viennent d'Allemagne, de France ou des pays anglo-saxons, les histoires de l'esthétique produites depuis le XIXe siècle présentent une caractéristique singulière : pour la période 1750-1900, c'est vers la tradition allemande qu'elles tournent presque exclusivement leurs regards. Rien de plus naturel, dira-t-on. Lorsque, en un siècle et demi, un pays fournit à une discipline non seulement son nom mais aussi quelques-unes de ses figures les plus marquantes — Baumgarten, Kant, Schelling, Hegel, Karl Rosenkranz, Friedrich Theodor Vischer ou encore Gustav Theodor Fechner, pour n'en citer qu'un petit nombre —, comment pourrait-il en être autrement ?
Ce succès remarquable ne doit pourtant pas faire oublier ce qui se passe dans les pays voisins. Or après un rapide coup d'œil sur le reste de l'Europe une conclusion s'impose : l'Allemagne du XVIIIe et du XIXe siècle constitue une exception en Europe. Que ce soit en Angleterre, en Italie, en Espagne ou en Russie, l'esthétique, comme discipline et comme mot même, se heurte jusque dans la seconde partie du XIXe siècle à de très fortes résistances. La France constitue en la matière un cas particulièrement remarquable. Ouverte aux philosophies du sentir comme aux réflexions théoriques sur les arts durant tout le XVIIIe siècle, elle semble à première vue prédestinée à faire bon accueil à cette discipline qui, dans son étymologie même (aisthesis), place la sensation en son centre. Pourtant, il n'en est rien. Le terme “ esthétique ” est loin d'y être immédiatement admis.
C'est seulement vers 1850 qu'il commence à s'implanter dans la langue philosophique comme dans l'usage courant, après avoir triomphé de multiples polémiques. Il en va de même des grands textes que l'Allemagne range sous la catégorie “ esthétique ”. La Kritik der Urteilskraft de Kant n'est traduite en français qu'en 1846, plus de cinquante années, donc, après sa première parution en Allemagne. Les Vorlesungen über die Ästhetik de Hegel, publiées par Heinrich Gustav Hotho en 1835-1838 à Berlin, sont certes transposées en français dès 1840-1851 par Charles Bénard, mais elles ne rencontrent au moment de leur publication qu'un écho limité.
Quant aux réflexions de Schelling sur l'art, elles apparaissent sporadiquement dans un mélange de traductions édité en 1847, mais ne semblent guère avoir fait événement en ce milieu de siècle. L'ambition des textes rassemblés dans ce recueil est d'éclairer l'histoire mouvementée et méconnue de cette réception de l'esthétique allemande en France. Si le mot “ esthétique ” est ici pris au sens d'étude philosophique sur le beau et sur l'art, cette histoire n'est pas pour autant saisie sous un aspect strictement philosophique. C'est que, à travers la réception de l'esthétique allemande, il y va non seulement de la construction d'une discipline philosophique, mais aussi — plus largement — de l'élaboration d'une identité culturelle nationale.
L’article liminaire d’Elisabeth Décultot esquisse l’histoire d’un terme dont la première occurrence en langue française semble due au membre francophone de l’Académie de Berlin Louis de Beausobre (1753), un terme que les germanisants du XVIIIe siècle boudent visiblement, qui ne fait son entrée que dans la sixième édition du dictionnaire de l’Académie française (1835) et n’atteint pas ses titres de noblesse avant l’article de Charles Bénard dans le Dictionnaire des sciences philosophiques d’Adolphe Franck (1845). Consacré à la réception de l’esthétique de Schelling en France l’article de Pascal David attire l’attention sur des figures de la vie philosophique française du XIXe siècle comme Gabriel Séailles dont le rayonnement auprès des contemporains dû à des références allemandes mérite à l’évidence une investigation historique. Le travail consacré par Christian Helmreich a la réception de l’esthétique de Kant dans les milieux académiques contrôlés par Victor Cousin met en évidence le refus longtemps caractéristique du contexte français d’une esthétique fondée sur la perception au profit de l’approche normative de l’idée de beauté. En consacrant sa contribution à la notion de symbolisme dans l’œuvre de Victor Basch Mildred Galland Szymkowiak montre l’entrée de la psychologie physiologique allemande dans le débat esthétique. Le parcours de Victor Basch pour l’étude de la médiation franco-allemande en matière de science esthétique est tel qu’on ne s’étonnera pas qu’un second article lui soit consacré par Céline Trautmann-Waller. Ce germaniste kantien devenu premier professeur d’esthétique en France ne fut-il pas aussi l’initiateur du second congrès d’esthétique et de science de l’art ?
L’enquête à laquelle procède ce numéro de la Revue de métaphysique et de morale relève largement d’une “ Begriffsgeschichte ”. Il invite à des investigations du même type, qui, mettant l’accent sur la circulation des concepts d’une langue à l’autre, d’une tradition à l’autre, d’un contexte institutionnel à l’autre permettraient d’avancer vers une histoire globale des sciences humaines en Europe.