Zentrismus in der Weltgeschichtsschreibung: Au cœur du régionalisme : la définition de la culture populaire

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Anne-Marie Thiesse, CNRS Paris

Au cœur du régionalisme : la définition de la culture populaire

Le régionalisme est-il réactionnaire ou progressiste ? Démocrate ou fasciste ? Voué à la conservation patrimoniale ou engagé dans la transformation sociale? Particulariste ou universaliste ? Pour chacune de ces propositions les exemples abondent, qui indiquent donc que le régionalisme se prête à toutes ces qualifications fussent-elle apparemment complètement contradictoires. Devant l’impossibilité de qualifier le régionalisme par quelque définition empruntée aux catégories usuelles de l’histoire politique et culturelle, on proposera d’abord de l’envisager à partir d’un schéma, qui repose sur la mise en opposition de deux séries de termes.

Capitale/Centre/Ville/Culture/Modernité/Décadence/Cosmopolitisme/Pouvoir
Régions/Périphérie/Campagne/Nature/Authenticité/Tradition/National/Peuple

Le régionalisme correspond aux termes de la seconde série, ou, plus exactement, aux multiples et complexes oppositions qui peuvent être établies entre ces termes et ceux de la première série. Sans chercher ici à les recenser, donnons-en quelques illustrations renvoyant à des occurrences effectives du régionalisme. L’opposition capitale/régions, qui est, on le sait, particulièrement poussée dans le cas français, est celle qui –in fine-sert à résumer toutes les autres, par la mise en avant du terme régionalisme, sous lequel sont subsumées toutes les autres oppositions. Opposons Campagne/Nature/Authenticité/Tradition à Ville/Culture/Modernité/Décadence : on a là le fond général des discours régionalistes qui célèbrent les saines vertus de la ruralité éternelle contre les dégénérescences d’un monde urbain gagné par toutes les corruptions physiques et spirituelles. A ce stade, on peut retrouver un régionalisme indéniablement conservateur dans sa contemption d’une modernité dégradée, mais aussi un régionalisme plus dynamique, proposant de retrouver contre ce qu’il dénonce comme fausse culture sclérosée une tradition toujours fraîche et source de reviviscence . Ajoutons à cette première opposition basique d’un côté le Cosmopolitisme et de l’autre le National : on obtient la formule du régionalisme support des propagandes fascistes, qui exalte les valeurs du terroir et le retour à la terre contre les pernicieuses influences étrangères. Mettons en revanche l’accent sur l’opposition Périphérie/Centre, on aura , sous leurs multiples déclinaisons, les revendications des cultures minoritaires contre l’hégémonie du pouvoir, politique et culturel. Mais c’est surtout aux configurations mettant particulièrement en avant la notion de Peuple qu’on s’attachera ici, parce qu’elles rendent particulièrement compte des principaux usages du régionalisme durant le premier XX° siècle.

Les formes du régionalisme qui nouent une association étroite entre Peuple, Tradition et National jouent un rôle fondamental dans l’histoire idéologique et culturelle de la période. A dire vrai, cette étroite connexion est nouée bien avant l’émergence du régionalisme proprement dit, puisque la formation même des identités nationales, depuis la fin du XVIII° siècle, la postule.

Le Peuple est dans ce cadre conçu comme un musée vivant de la Nation, dépositaire par ses traditions des valeurs et de l’héritage national transmis pieusement au fil des siècles. La culture populaire, parce qu’elle est supposée venir du fond des âges, avoir gardé et transmis le précieux trésor commun, est perçue comme source d’inspiration pour les cultures communes modernes. Le grand mouvement de collecte et mise en valeur des traditions, chants et coutumes populaires engagé à la fin du XVIII° siècle en Europe et amplifié tout au long du XIX° siècle aboutit à la constitution du folklore, terme désignant à la fois la culture populaire traditionnelle et le savoir spécifique qui lui est appliqué. Le régionalisme s’inscrit dans le droit fil de cette construction nationale, puisque c’est dans les provinces, dans le peuple rural, et non dans les grandes capitales, qu’est supposé toujours vivant cette culture originelle. De fait, la frénésie de collectes des traditions populaires qui s’exerce dans toute l’Europe au XIX° siècle participe de la constitution des cultures nationales communes, modernes, tout en faisant émerger des caractéristiques régionales. Les nations modernes se représentent donc progressivement sous la double espèce de l’unité et de la diversité, la cohésion étant proclamée par la vertu de l’unité harmonieuse de diversités complémentaires. Les villages ethnographiques construits dans les sections nationales des expositions internationales et les grands défilés folkloriques illustrent concrètement ces représentations de la nation comme ensemble de cultures régionales. Mais la culture populaire qui sert de fondement aux cultures communes nationales n’est pas précisément, tant s’en faut, la culture vivante de la paysannerie réelle, pour l’essentiel miséreuse et sur le point d’émigrer vers les villes ou le Nouveau Monde. La culture populaire promue est le produit d’inventions de traditions, ou au moins de sélections et réaménagements des coutumes rurales. Les sociétés du XIX° siècle se transforment et dessinent leur futur en se référant au passé, mais il s’agit d’un archaïsme ad hoc, conçu pour se développer et s’adapter à la modernité. Les folkloristes invoquent constamment la nécessité de recueillir et préserver les traditions ancestrales minées par la modernité qui vont disparaître de manière imminente, mais ils s’adonnent au revivalisme créatif avec le sentiment d’accomplir une œuvre patriotique. Cet activisme revivaliste entre dans une phase nouvelle à la fin du XIX° siècle, lorsque les identités nationales sont pour l’essentiel constituées. D’abord parce qu’apparaît tout aussitôt le thème de la décadence qui semble devoir anéantir les nations à peine formées. Les mouvements régionalistes qui s’organisent précisément à cette époque (la Fédération régionaliste française est créée en 1900, les Heimatbewegungen des pays germaniques au même moment) érigent le régional, lieu par excellence du génie originel encore préservé et de la Nature, comme source vive de régénération pour la culture nationale. D’autant que se pose à cette période la grande question de l’intégration générale dans la communauté nationale de la totalité de la population, c’est-à-dire du Peuple, au sens social. Comment acculturer à la culture nationale, faire entrer dans une communauté transclassiste un Peuple dont la culture vivante, réelle, fait justement problème ? Le prolétariat urbain, plus particulièrement, semble doublement dangereux, puisque sujet tout à la fois à contester l’inégalité sociale et économique en s’abandonnant à l’internationalisme révolutionnaire et à plonger avec délices dans les dégradations d’une de culture de masse en plein essor. Le peuple des campagnes, et particulièrement sa composante féminine, semble tout enclin à céder aux appels enchanteurs de la ville. Une des grandes missions dès lors assurée par le régionalisme est l’éducation du Peuple, qu’il s’agit d’initier aux joies saines de la culture populaire, entendons bien sûr sa version folklorique. Des opérations toujours plus nombreuses vont être menées, dans un cadre scolaire et para-scolaire, pour développer dans le peuple, et notamment la jeunesse, l’amour et la pratique des traditions régionales. L’association la Renaissance provinciale, fondée en 1906 sous la présidence d’honneur d’André Theuriet et Vincent d’Indy propose ainsi de :

« faire revivre par toutes sortes de manifestations les œuvres d’art, chants, danses, coutumes, traditions, ainsi que la littérature de nos Provinces françaises. (…) Le but de cette tentative éminemment française et de si grande opportunité intéressant particulièrement la jeunesse et les milieux populaires, il sera donné des séances à prix réduits afin d’en faciliter à tous le spectacle. (..) En exaltant devant le peuple le génie distinctif de chacune de nos provinces, nous pensons réveiller les énergies locales, les ramener à la pureté du goût français et sauvegarder ainsi la force et la beauté nationales. »1

D’autre part, la standardisation et l’industrialisation de la production, l’internationalisation croissante des échanges font apparaître la nécessité de concevoir des stratégies de concurrence raffinées. Dès lors que la production industrielle alimente la consommation de masse, des produits à valeur spécifique présentent un fort intérêt pour la conquête de segments du marché. Des productions pouvant se targuer de la plus-value d’authenticité conférée par la référence à la tradition et à l’artisanat présentent dès lors un fort intérêt.

La montée en puissance du régionalisme, à partir de 1900, correspond donc à l’accompagnement d’un processus de transformation sociale et économique qui ne cesse de s’amplifier. Les invocations usuelles à la nécessité de préserver la culture populaire traditionnelle (qui se traduisent d’ailleurs par des créations muséographiques nombreuses) s’accompagnent de plus en plus d’appels à concevoir une adaptation de la tradition à la modernité et un enrichissement de la modernité par le recours aux ressources de la tradition.. Les arts appliqués, l’architecture, mais aussi la fabrication industrielle sont ainsi conviés à trouver une inspiration dans les cultures régionales, référées à une culture populaire d’autant plus prestigieuse qu’elle contraste avec celle du peuple réel, de plus en plus engagé dans la consommation de produits de masse. Les divers prolongements européens du mouvement Arts and Crafts sont ainsi de plus en plus marqués au sceau du régionalisme. Les traditions régionales, constamment améliorées, jouent aussi un rôle fondamental dans la promotion et le développement du tourisme, en plein essor, et qui s’adresse à un public aisé désireux de consommer du populaire amélioré en pittoresque. L’Italie mussolinienne lance ainsi de grandes opérations de mise en valeur spectaculaire de fêtes et traditions populaires pour développer son potentiel touristique.2 En France, plus particulièrement, la promotion nationale et internationale de la production agricole s’appuie largement sur la référence aux cultures régionales (avec notamment la création de toutes pièces dans les années 1930 d’un folklore viticole en Bourgogne qui puise dans les ressources du revivalisme régionaliste 3).

Le folklorisme régionaliste, d’autre part, est très largement reconnu comme un efficace moyen d’œuvrer à la cohésion sociale tout en contrant les effets, assez unanimement jugés négatifs, de la culture de masse et de l’industrie des loisirs. Le mouvement Kraft durch Freude de l’Allemagne nazie, le Dopolavoro fasciste, qui monopolisent l’organisation des loisirs, organisent quantité de manifestations folkloriques et multiplient les créations dans les entreprises de groupes de chants et danses traditionnels. Mais cette utilisation de la culture traditionnelle pour les loisirs des classes populaires ne concerne pas seulement les pays totalitaires. Le Bureau International du travail lance des études, dans les années 1930, sur le sujet, dans la perspective d’ailleurs d’échanges internationaux. Le régionalisme apparaît même comme support festif de communion internationale entre les Peuples. En 1936, dans le stade olympique de Berlin, une grande fête folklorique internationale, avec force groupes régionaux, des danseurs du Marais vendéen au chœur paysan de Zeeland en passant par le groupe chorégraphique de Bergen et bien sûr de nombreuses formations allemandes, avait achevé dans l’allégresse le Congrès International des Loisirs ouvert par Rudolf Hess. Thème principal de ce Congrès : l’organisation des loisirs des travailleurs en relation avec l’éducation populaire et le développement des forces productives. De l’autre côté du Rhin, et du spectre politique, dans la France du Front Populaire s’ouvrait en 1937 à Paris l’exposition internationale des Arts et des Techniques. La section française y était représentée notamment par un Centre régional composé de 27 pavillons qui devaient, selon les présentations officielles, incarner par leur conception architecturale la symbiose de la tradition régionale et de la modernité ; par leur ensemble, ils étaient supposés symboliser l’union de tous les Français dans leur diversité. La même année était créé à Paris le Musée national des Arts et Traditions Populaires. Nation, tradition, modernité :ce sont bien là alors les références du régionalisme. En 1937 encore avait lieu à Paris le Congrès International de Folklore, patronné par les grands intellectuels de la République, qui tint deux séances communes avec la Fédération régionaliste française. Les questions abordés dans ces sessions concernaient le folklore appliqué », c’est-à-dire :
« art populaire et artisanat, folklore et loisirs (en particulier musées de plein air, auberges de jeunesse, chorales populaires, jeux sportifs, folklore et régionalisme, littérature et architecture dans leurs rapports avec le folklore. »
Une grande fête des Provinces françaises, dans le cadre du centre Régional, clôtura ce double Congrès. En 1938, la Ligue française de l’enseignement, organisation laïque grande animatrice d’œuvres scolaires et péri-scolaires, publiait une brochure intitulée Le Folklore appliqué à l’éducation. L’auteur se démarquait vigoureusement de toute pensée réactionnaire :

« Ceux qui font œuvre rétrograde, œuvre de réactionnaires, ce sont les gens qui méconnaissent la fécondité du génie populaire et la beauté de ses productions. (…) Il nous suffit d’ailleurs de regarder autour de nous pour constater que ceux qui prêchent l’utilisation du Folklore dans l’éducation sont ceux précisément qui sont à l’avant-garde de la pensée et de l’action »

A l’appui de la valeur éminemment démocratique et moderniste du folklore, l’auteur évoquait « les ouvriers qui grâce à la loi des 40 heures font revivre les fêtes de Carnaval et tous les jeunes qui dans les camps de vacance chantent, content, décorent en s’inspirant des ressources de ce Folklore, vieux comme le monde et comme lui éternellement jeune ».4

Le régionalisme joue cependant aussi, dans le même temps, une fonction de contestation de l’ordre social. On ne s’étendra pas ici sur les revendications irrédentistes ou sécessionistes, diverses et aigües dans l’Entre-deux-Guerres, qui demandent le rattachement d’une région à un autre Etat que celui dont elles dépendent ou réclament son indépendance. Plus généralement, le régionalisme peut mettre l’accent sur le rapport centre/périphérie en le traitant comme un rapport dominants/dominés et en l’appliquant à des secteurs différents de l’espace social. De ce fait, des relations transclassistes sont établis par une forme d’homologie de situation. Des intellectuels et artistes de province peuvent être ainsi amenés à rapporter leur situation d’infériorité dans un champ culturel hautement concurrentiel à leur origine régionale et à leur éloignement initial des réseaux de pouvoir. La stratégie alors disponible est de retourner les termes de la situation, en s’appuyant sur le crédit dont bénéficie par ailleurs le régional comme réceptacle de l’authentique culture nationale. Insistant fortement sur la dégénérescence du centre, ils se déclarent seuls véritables porteurs d’une culture vivante, parce qu’ancrée dans le génie populaire. Contre une culture d’élite où l’accès à la reconnaissance leur est barré, ils se réclament de la culture populaire et se posent en représentants des dominés sociaux. La démarche est d’autant plus efficace qu’elle s’inscrit dans une stratégie de groupe trans-régionale. Il est remarquable que l’on observe des positionnements de ce type dans des contextes nationaux où le centralisme politique et culturel n’a pas du tout la même puissance : le régionalisme littéraire français de la Troisième République a ainsi son pendant dans la Heimatkunstbewegung de l’Allemagne wilhelmienne puis weimarienne. Des écrivains de Suisse francophone ou de Belgique, en situation particulièrement forte d’infériorité dans le champ culturel français, reprendront à leur compte cette qualification de régionalistes Ce régionalisme culturel mêle de façon indistincte - son succès en dépend- la présentation très consensuelle de la culture populaire dans sa version folklorique et une représentation beaucoup plus réaliste, éventuellement critique, de la vie rurale et des traditions régionales. D’autre part,, il faut le souligner, le régionalisme est à partir des années 1900, le lieu par excellence de la représentation du Peuple, absent ou vu de très loin dans la culture d’élite ; il prolonge de ce fait les courants réalistes et naturalistes du XIX° siècle. Il s’agit bien sûr du Peuple rural mais la représentation du peuple ouvrier et du monde industriel reste pour l’essentiel un incongru esthétique de la production littéraire et artistique moderne. Et c’est en fait dans la production régionaliste qu’on va trouver des tentatives, plus ou moins poussées, de mise en forme de la culture populaire vivante, parfois même attentives aux changements en cours. La littérature régionaliste ainsi, est un des premiers lieux d’expérimentation écrite de l’oralité populaire dans ses caractéristiques de vocabulaire ou, plus rarement, de syntaxe.

Relèvent donc du régionalisme la consolidation de l’ordre social et la contestation de sa hiérarchie culturelle, la célébration du particularisme et l’insertion dans le national - voire l’universel, les exhortations à préserver le passé et les tentatives d’aménager le changement, l’exaltation de la tradition pérenne et sa perpétuelle réinvention : en cela sa force et sa fragilité. Le régionalisme joue un rôle fondamental dans le premier XX° siècle parce que, tout en prolongeant le nationalisme, il s’essaie à en résoudre certaines conséquences. Mais sa grande plasticité idéologique lui vaut après la Seconde Guerre mondiale d’être assimilé aux utilisations qu’en firent les régimes nazis et fascistes et d’en porter durablement le discrédit.

Notes :
1 La Renaissance provinciale, n°1, juin 1906.
2 Cf. Stefano Cavazza, Piccole Patrie, Feste popolari tra regione e nazione durante il fascismo, Bologna 1997.
3 Cf. Gilles Laferté, Folklore savant et folklore commercial : reconstruire la qualité des vins de Bourgogne. Une sociologie économique de l’image régionale dans l’entre-deux-guerres, Thèse pour le Doctorat en sciences sociales, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris 2002.
4 Paul Delarue, Le Folklore appliqué à l’éducation, un plan de travail , n° 54 de L’Action Laïque confédérale, Ligue française d el’enseignement, Paris 1938, p. 2-3.

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13.09.2013
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