La Rhénanie est depuis le Moyen-âge une région de contact entre les cultures romanes et germaniques et cette vocation ne s’est pas démentie durant la première moitié du XXe siècle où la zone de contact a souvent tendu à devenir une ligne de front. Cette constatation banale lorsqu’on en reste au niveau des généralités peut devenir le fil directeur d’une enquête historique combinant des perspectives disciplinaires multiples. C’est ce qu’ont tenté les auteurs de ce volume impliqués dans un programme de recherche de l’Université de Düsseldorf. La caractéristique commune des vingt-quatre contributions rassemblées et relevant pour l’essentiel de l’histoire de l’art, de l’histoire littéraire, de l’histoire des sciences et des techniques, c’est de présenter des aspects très précis de la culture rhénane entre 1900 et 1950 en insistant sur des articulations franco-allemandes et en insérant la Rhénanie dans des tendances plus larges de la modernité en Europe. La Rhénanie est envisagée d’un point de vue allemand, et le cœur de cet espace est constitué par la région d’Aix-la-Chapelle, Cologne, Düsseldorf. Si la Rhénanie est évidemment un lieu de passage, elle ne s’épuise pas dans cette fonction et peut dans certaines contributions apparaître comme autocentrée. Les articles du volume se distinguent par un angle de vue très précis, une originalité des objets retenus et une qualité d’information historique que l’abondante iconographie ne fait que renforcer. Tout juste pourrait-on regretter que la notion de « kultureller Austauschprozess » n’ait pas été davantage problématisée.
L’ouvrage s’ouvre sur une tentative de définir la modernité, inquiétante combinaison de massification et de technologie qui dans un monde rendu pessimiste par les crises a parfois légitimé des idéologies totalisantes (Gunther Mai). Dans le domaine scientifique la première guerre mondiale a été l’occasion de ruptures profondes que symbolise l’appel des 93 et que l’effort de figures comme celle de l’historien Henri Pirenne n’a pu que progressivement dépasser (Gerd Krumeich). En occupant la Belgique durant la première guerre mondiale l’Allemagne a développé une « politique flamande » tendant à renforcer l’image et les productions intellectuelles de cette partie du pays (Ulrich Tiedau). A partir de cas individuels très précis comme le publiciste Karl Otten ou le peintre Franz Wilhelm Seiwert on peut montrer que l’occupation du Luxembourg a pu renforcer des tendances internationalistes au moment de la fin de la guerre de 1914-1918 (Gaston Mannes). Entre les deux guerres, la Chambre d’industrie et de commerce de Cologne, IHK, grâce notamment à ses présidents successifs, peut être considérée comme un des facteurs d’ouverture à l’Ouest (Ulrich S. Soénius). Lors de l’exposition universelle de Paris en 1937 la Rhénanie manifeste son ouverture d’un stand de la « Maison de la patrie Rhénane », ancêtre du Musée de la ville de Cologne qui obtint à cette occasion une médaille d’or (Beatrix Alexander). Parmi les tentatives de constituer des réseaux européens il convient d’étudier plus attentivement l’association coopérative rhénane qui s’était donné pour objet, sous l’impulsion notamment d’Alfons Paquet, d’intensifier les échanges artistiques et culturels (Gertrude Cepl-Kaufmann). Le journal Der Rhein heute und Morgen organe de l’association n’empêcha pas celle-ci de disparaître au début des années 1950 (Sabine Brenner-Wilczek). Les associations n’excluent pas les actions individuelles comme celle d’Aline Mayrisch et de son cercle qui permet notamment un étroit échange culturel entre Ernst Robert Curtius et des intellectuels français tels Viénot ou André Gide (Germaine Goetzinger).
L’ouvrage accorde une place importante aux transferts technologiques associés à l’espace rhénan. De l’industrie sidérurgique d’Aix-la-Chapelle (Michael Käding) jusqu’aux constructions aéronautiques liées aux noms de ces pionniers que furent Hans Reissner, Hugo Junkers ou Theodor von Karman (Walter Kaiser) la technologie a ouvert la ville d’Aix-la-Chapelle a un large espace international. L’architecture de Cologne ou Düsseldorf a profité dans l’entre-deux-guerres des impulsions modernistes émanant de centres comme Dessau ou Berlin, mais des architectes comme Peter Behrens ont su imprimer aux édifices de la région des caractéristiques propres (Carsten Ruhl). La densité des activités industrielles dans la région rhénane en fait un terrain modèle pour une archéologie industrielle (Wilhelm Busch).
C’est néanmoins dans les arts plastiques la littérature et la musique que les interactions résultant de la proximité des frontières sont les plus faciles à cerner. Un Hollandais Johan Thorn Prikker a donné sa plus énergique impulsion à la modernité dans les arts décoratifs en Rhénanie et a jeté un pont de l’art hollandais à la tradition du Werkbund (Christiane Heiser). L’école des arts appliqués de Krefeld et son directeur Daneken ont permis au tout début du XXe un rapprochement avec les tendances esthétiques qui prévalaient en France (Martina Padberg). Du point de vue littéraire on est surpris de voir que la modernité a pu être incarnée par un homme comme Hanns Heinz Ewers qui chercha certes à être reconnu par le national-socialisme mais contribua aussi à faire connaître en Allemagne Théophile Gautier, Villiers de l’Isle-Adam et Claude Farrère. (Bernd Kortländer). Si le mouvement Dada est principalement lié à la ville de Zurich, il a aussi eu son moment de gloire à Cologne autour de Max Ernst et de Johannes Theodor Baargeld (Karl Riha). Le groupe des artistes progressiste de Cologne, fondé au début des années 1920, était fortement orienté sur Paris mais se reconnaissait aussi dans le journal de Franz Pfemfert Die Aktion (Anne Ganteführer-Trier). Un événement majeur dans l’histoire de la modernité rhénane fut sans doute la représentation à Aix-la-Chapelle durant la saison 1929/1930 de l’opéra de Berg Wozzeck (Helmut Schanze). Mais les représentants de cette modernité rhénane restaient aussi attentifs aux articles sur la vie culturelle à Paris que le poète Walter Hasenclever publiait dans le journal de Cologne (Dieter Breuer). Originaire d’une famille germanophone de Belgique César Franck, qui fut le maître d’Ernest Chausson ou de Vincent d’Indy, a pu en période nationaliste être revendiqué comme un représentant d’une germanité musicale (Norbert Jers). Cette pression nationaliste a contraint les Luxembourgeois membres de l’Association des poètes rhénans ou de la Société pour l’art et la littérature allemande à jouer sur les nuances entre importation indifférenciée et réception autonome des modèles littéraires allemands (Claude Conter). La question de l’ouverture artistique de la Rhénanie relève parfois d’une histoire pointilliste, celle des contacts que le peintre Kar Otto Götz entretint avec le groupe international COBRA – Copenhagen, Bruxelles, Amsterdam – ou l’exposition de tableaux de Picasso organisée à Cologne en 1955-1956 (Hans M. Schmidt).
De ce long parcours à travers des cas de figure volontairement juxtaposés, dans une complémentarité résultant des matériaux plus que de ponts analytiques établis entre eux, on retirera d’une part des informations historiques nouvelles sur une région dont l’exploration historique n’est pas achevée et d’autre part la conviction que les transferts culturels en Europe peuvent très utilement s’analyser dans le cadre de régions. La région tend à devenir un espace plus adéquat que la nation ou l’Etat pour observer les nombreux phénomènes d’imbrication culturelle.