L’archéologie ne vise pas seulement à élargir les connaissances que nous avons d’un passé qui serait un bien universel mais elle cherche aussi à conforter, par le contrôle du savoir sur le passé et la constitution de collections de ses traces, le pouvoir symbolique des sociétés qui la pratiquent. Il n’y a guère de construction nationale sans appropriation du passé, mise en place de musées. L’archéologue exerce en outre une présence sur des territoires que son pays d’origine, celui qu’il fournit en pièces de collection, tente d’occuper au moins symboliquement sinon même de coloniser. L’archéologie est avant tout l’apanage des sociétés occidentales, française, allemande ou britannique en concurrence pour la maîtrise d’époques anciennes dont les restes, à l’origine, appartenaient au territoire de l’Empire ottoman. Il était donc particulièrement urgent d’envisager la science archéologique en inversant les perspectives et en prenant le point de vue ottoman, celui d’un Etat confronté très tôt à l’étrange immixtion des archéologues d’Europe occidentale. C’est ce que fait le volume édité par trois chercheurs turcs Zainab Bahrani, Zeynep Çelik et Edhem Eldem.
Il s’agit d’un ouvrage somptueusement illustré qui permet de découvrir un monde oublié, celui des Ottomans dans leur relation aux traces du passé grec, phénicien, mésopotamien ou islamique. Un premier article de Yannis Hamilakis met en évidence le fait qu’il existait une relation des populations indigènes aux traces de la Grèce et une forme d’appropriation protoarchéologiques de l’Antiquité avant même que la discipline commence à se constituer. Les ruines antiques pouvaient en Grèce être utilisées pour de nouveaux lieux de culte et recontextualisées ou donner lieu au développement de légendes populaires. Lors des premières décennies du XIXe siècle, de Choiseul-Gouffier à Lord Elgin en passant par le consul Fauvel, une véritable fièvre de conquête des marbres antiques pénètre notamment les milieux diplomatiques (Georges Tolias). Au-delà du monde grec sous contrôle turc, les archéologues s’intéressent à des strates plus anciennes de la culture humaine, celles qu’on rencontre dans des régions plus lointaines de l’Empire ottoman. Des hommes comme Austen Henry Layard vont développer l’archéologie mésopotamienne, mais la conquête de Ninive ne fut pas purement intellectuelle (Shawn Malley). Il y a même une arrogance brutale dans la manière dont s’est développée l’assyriologie suite de quasi-pillages, d’intrusions abusives dans des propriétés privées, et bien que les archéologues aient eu besoin pour leurs campagnes des informations d’indicateurs locaux, ils n’étaient guère prêts à les reconnaître comme des partenaires égaux en droits. Bien qu’ancien étudiant d’Oxford Hormuzd Rassam de Mossoul, auteur de travaux sur Assur, resta toujours un oriental aux yeux de archéologues anglais (Zainab Bahrani). L’archéologue est un voyageur qui contribue à une appropriation de l’Antiquité dont, après la fondation de l’Ecole d’Athènes, la dimension grecque est volontiers mise en avant. A la vérité les voyageurs traversant les régions anatoliennes comme Georges Perrot ou Charles Texier commencent à s’intéresser à des populations qui ont précédé les Grecs sur les mêmes espaces comme les hittites. Pour ces voyageurs archéologues comme les frères Reinach, le passé ne se séparait jamais complètement du présent (Sophie Basch). Bien que Constantinople ait été la capitale du monde turc et que le nom officiel d’Istanbul ne date que de 1930 l’archéologie byzantine reste un phénomène récent. Gaspare Fossati ne restaura Sainte Sophie qu’au milieu du XIXe siècle et ce n’est qu’en 1903 que le père Jerphanion commença à publier son monumental inventaire des peintures de la Cappadoce. Il faut dire que même pour les Grecs l’époque byzantine n’était pas un moment privilégié dans la construction de l’identité nationale (Robert Ousterhout). C’est encore dans l’espace ottoman que l’on doit situer l’expédition de Phénicie à laquelle participa Renan et qui mit en évidence les strates primitives de Beyrouth (Henry Laurens). La genèse du mythe de la Vénus de Milo a relégué au second plan tant les problèmes soulevés par sa datation, que les conditions dans lesquelles Jules Dumont d’Urville s’est emparé d’elle sur l’île de Milo(Philippe Jockey).
Progressivement les autorités ottomanes elles-mêmes, malgré la distinction rigoureuse établie par les étrangers entre la culture islamique et les monuments de l’Antiquité grecque, se sont aperçues de l’intérêt représenté par leur héritage antique dans la modernisation et l’occidentalisation du pays. Baalbek a joué de ce point de vue un rôle important (Ussama Makdisi). Avant même qu’Osman Hamdi Bey ne devienne directeur du petit musée d’Istanbul la consultation des archives d’Istanbul et des divers firmans liés à des autorisation de fouille, les échanges autour de l’Acropole d’Athènes avec les puissances occidentales, les arrêtés pris en vue de la protection du site d’Ephèse jalonnent la prise de conscience d’un patrimoine à préserver (Edhem Eldem). Les Autrichiens, qui furent longtemps frontaliers de l’Empire ottoman et avaient fondé dès 1754 à Vienne une Académie Orientale dont Hammer Purgstall fut un des plus célèbres élèves, eurent une politique archéologique très ciblée sur Samothrace, sur la Lycie, la Carie et sur Ephèse, les divers terrains de fouille étant sous la responsabilité d’un unique institut archéologique orienté prioritairement sur l’espace turc (Hubert Szemethy). Chaque fouille fut une aventure spécifique. C’est avec l’accord d’Osman Hamdi que le Prussien Ernst Herzfeld engage les fouilles de Samarra (Filiz Çakir Philipp). Mais les occidentaux ne s’engagèrent que très tard dans l’exploration archéologique de la culture islamique, et il faut attendre le voyage en Anatolie de Friedrich Sarre au début du XXe siècle pour que l’art Seldjoukide soit vraiment pris en considération (Oya Pancaroglu). C’est toutefois à l’époque d’Osman Hamdi que l’Antiquité, du Mont Nemrod au sarcophage de Sidon pénètre le présent turc et que la politique archéologique intégrée à la politique turque rapproche la nation turque des pays d’Europe occidentale (Wendy M.K. Shaw).
La pleine perception d’un patrimoine national se reconnaît dans les albums photographiques constitués par le sultan Abdülhamid II, dans une culture des almanachs, voire dans la presse quotidienne (Zeynep Çelik). On ne pourra plus aborder la question du regard turc sur l’archéologie sans se référer à ce travail d’invention du passé articulant l’histoire d’un savoir, d’une nation soucieuse de construire son rapport à l’Antiquité classique ou orientale comme au passé islamique, et les arrière-pensées politiques de ce qui fut le « grand jeu des puissances coloniales