L’histoire des arts ressortit à de nombreuses disciplines et rencontre souvent un vaste champ disciplinaire et thématique que l’on pourra désigner comme les sciences de la culture. L’ouvrage dirigé par Philipe Poirrier et Bertrand Tillier vise à explorer l’espace complexe que constitue l’histoire des arts comme histoire de la culture. Il explore attentivement la jonction entre les deux espaces. En même temps il a l’ambition de constituer un manuel introductif, ambition que rappellent des intertitres très larges et de nombreux encadrés résumant une question ou présentant un cas exemplaire. A une première partie d’essais succèdent des aperçus centrés sur des cas de figure singuliers.
François Brizay aborde d’abord de façon très synthétique la question du mécénat princier à l’époque moderne. De l’apparition de l’opéra dans les cours italiennes aux tombeaux des princes la relation entre monarque et artistes est examinée aussi bien du point de vue des motivations que des réalisations. De la res publica literaria au nationalisme littéraire Alain Vaillant aborde la littérature comme pratique culturelle jusqu’à sa transformation en culture de masse. La question des villes comme antipodes du chaos des guerres, comme objet d’embellissements systématiques autour des places royales et comme lieu où s’élaborent les normes esthétiques et culturelles fait l’objet de la contribution de Christophe Morin. Charlotte Guichard se concentre sur les Académies et salons et sur les diverses tensions sociales qui s’y déploient, des jurys contestés aux batailles entre traditionnels et modernes jusqu’aux ruptures induites par des genres nouveaux ou la référence à la modernité. Nathalie Heinich s’intéresse à la sociologie de l’artiste en partant d’un passage des artisans aux académiciens pour en revenir par étapes à une individualisation qui prend la forme de l’artiste romantique avant d’en venir au créateur d’avant-garde. Dominique Poulot éclaire les croisements de l’art et de la Révolution, il montre ce que signifie peindre la Révolution en s’arrêtant notamment au concours de l’an II où fut par exemple présenté Le triomphe de Marat. C’est à partir de Mondrian que Itzhak Goldberg aborde la notion d’avant-garde comme un arrachement à la tradition grâce au levier de l’utopie. Michela Passini s’attache au travail de classement des phénomènes artistiques par les historiens d’art du XIXe siècle qui forgent des catégories descriptives les « -ismes », permettant de comparer les styles historiques. L’art se veut ornemental mais aussi utile. La question de l’utilité des arts, c’est-à-dire des arts appliqués, des ébénistes du XVIIIe siècle jusqu’à l’art industriel, est abordée par Rossella Froissart : ce type d’art vise à dépasser le clivage entre le beau et l’utile. L’art donne lieu en permanence à des tentatives d’évaluation, et Catherine Méneux consacre sa contribution à la critique d’art qu’elle observe depuis le milieu du XVIIIe siècle, quand La Font de Saint-Yenne propose de créer au Louvre une galerie de chefs d’œuvres, jusqu’à l’âge d’or de la critique, au milieu du XIXe siècle. Se professionnalisant progressivement la critique est centrée sur les Salons. Une complémentarité du critique et du marchand s’instaure peu à peu. Philippe Poirrier insiste sur l’importance actuelle de la notion de patrimoine, phénomène d’attachement aux œuvres qui jalonnent la construction de l’Etat nation. La protection des monuments historiques s’élargit progressivement à la prise en charge des espaces urbains, jusqu’à la prise en compte du patrimoine industriel. La politique du patrimoine est maintenant de plus en plus confrontée à la marchandisation des biens cultures. Les modernités urbaines qu’évoque Bertrand Tillier dans son article trahissent l’effort désespéré pour réaliser, malgré la concentration d’activités et de population, une alchimie des contraires, un lieu où les oxymores viennent au secours de l’imaginaire. A partir du marqueur que constituent le commerce de l’art et les expositions Béatrice Joyeux-Prunel remet en cause l’opposition traditionnelle du centre et de la périphérie dans la description de la vie artistique pour observer les déplacements d’une ville à l’autre, les phénomènes de régionalisation et l’émergence d’une bourgeoisie ubiquiste qui constitue le véritable milieu artistique et n’est plus directement liée à un centre. A partir du milieu des années 1950 la centralité parisienne est clairement remise en cause. Et dans les années 1960 un rôle nouveau est dévolu aux galeries parisiennes. Le XXe siècle a vu l’instauration en Allemagne et en Russie d’un art totalitaire qui, comme le montre Vincent Chambarlhac, essentialise le politique. Mais si l’académisme et la réinterprétation des traditions constituent une base commune on ne doit pas négliger la différence radicale des arrière-plans politiques qui rend la notion d’art totalitaire difficilement opératoire. La musique fait évidemment partie du vaste espace des arts et du XIXe au XXIe siècle elle subit des ruptures et des mutations qu’évoque Philippe Lalitte dans son article en retraçant d’abord l’élargissement de la palette instrumentale, les innovations technologiques comme le phonographe puis l’intégration du bruit et l’arrivée des travaux de psycho-acoustique. Il s’agit d’observer les dissonances sensorielles et de les mettre au service de nouvelles compositions. Loin de cette musique savante la musique populaire, évoquée par Florence Tamagne depuis les cafés concerts jusqu’aux festivals pop est prise entre un désir d’authenticité et une écoute des tendances dominantes qui s’explique par son articulation avec un marché musical florissant que signale le chiffre de 2 milliards de disques vendus en 1978. Le spectacle vivant, sur lequel Jean-Claude Yon a écrit sa contribution, est essentiellement le théâtre, qui a connu une première expansion au moment de la Révolution avant d’être concurrencé au milieu du XIXe siècle par les cafés concerts et le music hall. L’idéal de l’éducation populaire et la dramaturgie brechtienne ont donné un nouvel élan à un genre de spectacle dont les formes contemporaines dominantes seraient les festivals. Quant à la danse, à laquelle Sophie Jocotot consacre un article, elle est d’abord un art de cour mais donne lieu au siècle des Lumières à une réflexion théorique, suscite avec le ballet romantique, son tutu et ses chaussons à pointes, une circulation européenne des pratiques puis connaît d’abord avec Isadora Duncan puis Pina Bausch et Merce Cunningham sa phase de modernité.
Les aperçus réunis dans une seconde partie de l’ouvrage sont en fait des cas de figure illustrant les essais de la première partie. Le mécénat princier d’Isabelle d’Este ou le mémoire de Louvois sur les travaux de Versailles(François Brizay), la question de la prééminence de la peinture d’histoire (Charlotte Guichard), la vie de l’artiste sous la Révolution (Dominique Poulot), la terminologie d’historiens de l’art adeptes des « -ismes » (Michela Passini) , la recherche d’un art utile sous le front populaire (Rossella Froissart), l’utilisation d’un label Louvre (Philippe Poirrier), la géopolitique des réceptions artistiques (Béatrice Joyeux Prunel), l’intention de la musique populaire (Florence Tamagne), le succès d’Offenbach (Jean-Claude Yon), les systèmes de notation de la danse (Sophie Jacotot) sont autant de phénomènes qui éclairent la vie artistique comme une juxtaposition de pratiques sociales complexes.
Les objectifs du livre sont clairs ; il s’agit de montrer la part prise par l’histoire sociale des arts à une histoire de la culture et à l’historiographie tout court dans la longue durée. Ces objectifs impliquent que le livre prenne en partie l’allure d’un manuel. En même temps la structure n’est pas complètement celle d’un manuel mais d’une juxtaposition de cas de figure ponctuels, car pour parler de l’urbanisme ou de l’histoire musicale comme ouvertures sur une histoire de la culture bien d’autres exemples que ceux retenus pourraient être développés. Cette hésitation entre deux modèles, celui du manuel et celui du recueil de contributions, gêne parfois un peu la lecture. On a en effet l’impression que pour conserver à son propos un certain degré de généralité didactique l’auteur ne va pas aussi loin dans l’analyse d’un problème qui mériterait souvent une monographie. Toutefois la grande compétence des auteurs qui pour chacun des champs de recherche abordés font le plus souvent partie des meilleurs représentants d’une jeune génération d’historiens d’art et le projet même servant de fil directeur, l’idée d’une étroite connexion des arts et de la culture, font de cet ouvrage une contribution très stimulante à l’historiographie de la culture. Une lecture qui s’imposera pour les historiens attirés par un domaine de recherche très prometteur.