Bizarre objet historique que cet ouvrage commémoratif publié en deux langues à l'occasion des 150 ans de la plus influente des organisations patronales suisses, l'Union suisse du commerce et de l'industrie (USCI), devenue Economiesuisse en 2000. À commencer par son titre, qui annonce une saga des entreprises suisses dans le monde, alors que celles-ci ne jouent qu'un rôle anecdotique dans le livre. Par son avant-propos ensuite, dans lequel les dirigeants de l'association faîtière affirment renoncer à «l'autocongratulation» afin de privilégier un regard scientifique permettant d'éclairer les défis de politique économique actuels. Certes louable, l'objectif affiché est en fait un trompe-l'oeil. La lecture de la publication révèle en effet une sorte de réinterprétation de l'histoire suisse à l'aune des valeurs néolibérales.
Portant sur une période exorbitante, allant de Marignan (1515) à nos jours, le récit entremêle trois objets de manière assez confuse: l'histoire de l'USCI et de son action, l'évolution de la situation socio-politique en Suisse et la question des relations économiques extérieures. L'approche scientifique annoncée est vite rendue illusoire par l'application d'une grille d'analyse à caractère idéologique, dont l'auteure affiche les lignes de force dans son introduction. Apologie acritique des entrepreneurs, de l'USCI et de la Suisse, «la nation 'la plus prospère' du monde» (pp. 14–15). Mythe d'une Suisse éternellement libérale, dont la réussite économique serait à attribuer à la faiblesse des structures étatiques (p. 12). Illusion d'une démocratie modèle, enfin, qui enfoncerait ses racines jusque dans le Moyen-Âge : «Le peuple a toujours choisi lui-même les politiques dont il a bénéficié.» (p. 12) Construite afin d'être conforme à ces présupposés idéologiques, l'image historique proposée révèle bien des distorsions. D'autant plus que l'auteure déroule son récit en ignorant superbement certains acquis de la recherche historique. L'interprétation de la dévaluation du franc suisse en 1936 en est un exemple emblématique (p. 88). Comme l'a démontré Philipp Müller, il n'est pas correct d'affirmer que les autorités de l'époque auraient agi contre l'avis de l'USCI.1
Venons-en au contenu de l'ouvrage. Même si cela n'apparaît pas dans la table des matières, il est nécessaire de distinguer deux parties fort différentes du livre. La première, composée de huit chapitres (125 pages), couvre la période allant de 1515 à 1945. Les trois premiers chapitres se déroulent avant la naissance de l'USCI en 1870. Ils cherchent à montrer que confrontée au protectionnisme des grandes puissances voisines, la Suisse – considérée comme un ensemble économique et politique cohérent, ce qui est alors une fiction¬¬ – aurait résisté et mené avec succès une politique exemplaire de libre-échange. Une vision peu conforme à la réalité historique.2 Après un chapitre dédié à la naissance de l'USCI, les quatre suivants, très hétérogènes, sont consacrés à l'expansion commerciale outre-mer après 1860, à la situation économique et socio-politique des années 1900–1930, à la crise économique des années 1930 et au deuxième conflit mondial. Sur le plan méthodologique, cette partie se caractérise par un appareil critique famélique (six notes). Confrontés à des interprétations parfois étonnantes, les lectrices et les lecteurs n'ont pas les moyens d'identifier l'origine des informations utilisées. Relevons rapidement quelques aspects contestables du récit.
Dans le domaine de l'organisation patronale, la filiation établie entre l'USCI et les organismes officiels chargés de représenter l'économie durant l'Ancien Régime est problématique (p. 23). Elle élude le processus d'organisation en associations privées que mènent les entrepreneurs de l'époque, alors confrontés à une économie de marché en voie d'industrialisation et de mondialisation. Amorcé en Suisse dans les années 1840, par la création du Schweizerischer Gewerbsverein (1843–1847), ce mouvement se poursuit avec l'affirmation d'associations cantonales dans les années 1850 et 1860, puis la création de l'USCI en 1870.3 Moment décisif de l'installation de l'USCI dans ses prérogatives paraétatiques, la Première Guerre mondiale n'est tout simplement pas prise en compte par le récit.
Sur le plan de la politique intérieure, aucune mention n'est faite du bloc bourgeois-paysan, alliance que l'USCI conclut avec l'Union suisse des paysans au début du 20e siècle. De cette omission découle une interprétation erronée de l'évolution du protectionnisme agricole suisse, présenté comme le fruit de la seule influence du monde paysan, largement surestimée par l'auteure. En réalité, l'USCI souscrit à cette aide à la paysannerie et la défend à l'international. Il s'agit de maintenir une certaine stabilité socio-politique intérieure, qui est alors menacée par la montée du mouvement ouvrier.4 Plus généralement, l'auteure reprend souvent à son compte le discours officiel de l'USCI et des autorités, qui présentent la Suisse comme une championne du libre-échange – étendard fort utile à brandir sur la scène internationale. Pourtant, sous l'impulsion de l'USCI, la Confédération développe un protectionnisme sélectif dès les années 1890, qui se renforce fortement durant l'Entre-deux-guerres.
Quant à l'image des relations économiques extérieures proposée, elle comporte plusieurs biais. D'une part, l'importance des marchés européens y est sous-estimée en regard de celle des marchés d'outre-mer. Alors que le chapitre consacré à la seconde moitié du 19e siècle souligne la mondialisation du commerce suisse (p. 80–82), il ignore que le trend commercial est alors à un retour massif sur les marchés continentaux; des approches statistiques l'ont bien montré.5 D'autre part, le rôle joué par l'État dans l'ouverture de ces marchés n'est pas évoqué; la conclusion de traités de commerce avec la France en 1864 et l'Empire allemand en 1891 est pourtant cruciale. Enfin, le chapitre intitulé «Courant normal au cours de la Seconde Guerre mondiale» (p. 119–137), ignore les avancées historiographiques des trente dernières années concernant l'intensité des relations économiques avec l'Allemagne nazie6: dix petites lignes seulement y sont consacrées, portant sur les pressions alliées visant à contrecarrer cette collaboration (p. 127–128).
La deuxième partie du livre, qui couvre la période de 1945 à 2021, en 6 chapitres (95 pages), se distingue de la première par un appareil critique un peu plus développé (45 notes). Bienvenues, ces références portent toutefois presque exclusivement sur les archives de l'USCI. En conséquence, l'analyse proposée par l'auteure se limite souvent à la reprise du discours de la faîtière, sans lui appliquer une distance critique ou l'opposer au point de vue d'autres acteurs historiques. En dépit de ces limites, la deuxième partie de l'étude contribue à une meilleure connaissance de l'action de l'USCI durant les dernières décennies. Un premier chapitre est consacré à la politique extérieure suisse des années d'après-guerre, qui est confrontée au multilatéralisme (OCDE, GATT) et à l'intégration européenne (CEE / AELE). Principal apport historiographique de l'ouvrage, les deux chapitres suivants se penchent sur la remise en question de la position politique dominante de l'USCI par des mouvements socio-politiques de droite et de gauche. Ils décrivent la mise en place d'un «concept d'information» (p. 163) au sein de la faîtière et l'intensification de la collaboration avec la Société pour le développement de l'économie, organisme de propagande créé en 1942. Quant aux trois derniers chapitres, ils traitent du tournant international des années 1990 et de l'adaptation de la politique de l'USCI et de la Confédération à ces évolutions : montée en puissance du néolibéralisme, adhésion à l'OMC, échec de l'EEE et voie bilatérale.
A l'issue de ce compte rendu, il est difficile, en tant qu'historien, de ne pas exprimer une certaine frustration. En dépit de quelques avancées concernant la période 1945-2015, l'USCI, acteur le plus influent du système politique suisse depuis plus d'un siècle, demeurera encore de longues années sans être l'objet d'une histoire critique. Pouvant être qualifié de "storytelling" – au sens de technique de communication qui consiste à promouvoir une institution à travers le récit qu'on en fait –, le nouvel ouvrage ne permettra pas de combler ce trou noir de l'histoire suisse. Par contre, la publication de ce récit commémoratif contibuera à légitimer les options stratégiques actuelles d'Economisuisse avec un joli verni historique. Une fois encore, l'histoire se retrouve instrumentalisée dans le but de servir des visées politiques...
Notes:
1 Philipp Müller, La Suisse en crise (1929–1936), Lausanne, 2010, pp. 698–706.
2 Cédric Humair, Développement économique et Etat central 1815–1914. Un siècle de politique douanière suisse au service des élites, Berne, 2004.
3 Benedikt Hauser, Wirtschaftsverbände im frühen schweizerischen Bundesstaat (1848–1874). Vom regionalen zum nationalen Einzugsgebiet, Basel, 1985.
4 Werner Baumann, Bauernstand und Bürgerblock. Ernst Laur und der Schweizerische Bauernverband 1897–1918, Zürich, 1993.
5 Béatrice Veyrassat, Histoire de la Suisse et des Suisses dans la marche du monde (XVIIe siècle-Première Guerre mondiale) : espaces, circulations, échanges, Neuchâtel, 2018, p. 237–239. La part des marchés européens aux exportations (en valeur) passe de 36% en 1845, à 64% en 1860 et 79% en 1892.
6 Publications de la Commission Indépendante d'Experts Suisse – Seconde Guerre Mondiale, 25 volumes, Zurich, 2001–2002.