La question de la place occupée par la peinture française dans les collections allemandes au cours du XIXe siècle est un aspect fondamental d’une histoire de la référence française dans la culture allemande, tout aussi important que par exemple l’histoire des importations littéraires ou des relations scientifiques. Or il a longtemps été admis que la présence française dans les collections allemandes était insignifiante en qualité plus encore qu’en quantité jusqu’à la Guerre de 1870. C’est cette idée reçue que France Nerlich renverse radicalement dans un ouvrage qui fera date dans la recherche sur les transferts culturels et l’histoire européenne de l’art. L’originalité de l’ouvrage se situe à plusieurs niveaux. D’abord il faut observer que l’auteur aborde la présence en Allemagne de tableaux français dans toutes ses dimensions : elle étudie la genèse souvent complexe des collections, analyse le rôle des médiateurs, montre le passage progressif des collections privées aux musées et la politique des gouvernements ou des associations artistiques urbaines. Elle ne néglige pas le discours des commentateurs, journalistes ou écrivains ou même historiens professionnels. Elle suit les pérégrinations des riches propriétaires de collection à travers les ateliers des peintres parisiens. Elle tient compte des contextes politiques et de la manière dont ils influent sur la perception de l’art dans le pays voisins et sur les priorités dans l’acquisition des œuvres. Elle s’intéresse de près au mode de diffusion des tableaux français par le vecteur des estampes. France Nerlich manifeste en outre un grand courage en analysant des œuvres considérées comme mineures voire des peintres dont on a oublié jusqu’au nom.
La question n’est évidemment pas de savoir si Eugène Lepoittevin ou François Auguste Biard, dont la représentation d’une embarcation attaquée par des ours au Spitzberg orne la couverture, sont des peintres à canoniser. Ils ont été considérés en leur temps comme des artistes de premier plan et c’est ce point de vue des contemporains que l’historien de l’art se doit de reconstruire pour s’arracher aux évaluations rétrospectives et historiser le principe même de l’évaluation.
En adoptant résolument cette démarche courageuse France Nerlich découvre, et c’est le principal mérite de son travail, un véritable continent inconnu. Malgré l’aversion de Louis Ier pour la France on voit que la collection d’Eugène de Beauharnais a représenté une présence primitive de la peinture française à Munich avec par exemple l’apothéose des héros français morts pour la patrie de Girodet. Erwein von Schönborn lui aussi, collectionneur de toiles de David ou de Gérard, s’inscrit contre le goût officiel de la Bavière. Gérard qui a eu pour élève le peintre bavarois Stieler, est alors le portraitiste incontournable.
Si la circulation des œuvres est liée à la guerre, elle est aussi liée à des relations affectives, comme celles qui unissent le prince Auguste de Prusse et Julie Récamier. C’est le peintre Gérard, un des premiers à obtenir droit de cité en Prusse, qui immortalise pour le prince Auguste des figures de la société parisienne. August Wilhelm Schlegel commente sa représentation de Madame de Staël.
Dans le climat francophobe qui suivit l’effondrement de l’Empire, le peintre Léopold Robert, en raison de son origine neuchâteloise et donc de sa nationalité prussienne, fit partie des premiers exposés. Présenté à Berlin en 1824 il devint un an plus tard membre de l’Académie de Berlin. Certes les peintres qui durent à la possibilité d’être exposés une réception favorable en Prusse, comme Hersent, Granet, Watelet sont aujourd’hui largement oubliés mais il est d’autant plus important d’analyser la perception qu’en ont eu les commentateurs allemands contemporains, de comprendre les raisons de leurs succès. Elles tiennent notamment à ce Prussien polonais et francophone historien de la peinture allemande et surtout collectionneur Raczynski, que France Nerlich a largement contribué à redécouvrir. France Nerlich ne minimise jamais la part des commentateurs comme ce Julius Leopold Klein, critique d’art marqué par Hegel qui commente les productions d’Horace Vernet ou d’Ary Scheffer.
Le livre montre de manière lumineuse comment la peinture française devient une marchandise grâce aux efforts du marchand d’art huguenot Louis Friedrich Sachse qui aide à l’introduction d’Horace Vernet, entre en conflit avec une Académie peu soucieuse de peinture étrangère, et après avoir exercé une sorte de monopole dans le commerce de l’art français subit la concurrence de Julius Kuhr, puis est relayé par les frères Lepke.
Si Leipzig occupe une place très particulière dans la diffusion en Allemagne de la peinture française c’est grâce à la fondation en 1837 d’un Kunstverein regroupant négociants et artistes. Les salons se nourrissent notamment des prêts du grand collectionneur Adolf Heinrich Schletter. Le livre révèle l’ampleur et la spécificité de cette collection qui reviendra finalement au musée de peinture de Leipzig. De façon générale France Nerlich procède à une autopsie de l’ensemble des collections qu’elle évoque. Les expositions dans la métropole saxonne donnent lieu à des commentaires de la part de la critique d’art Johanna von Haza ou du psychologue et esthéticien Theodor Fechner.
C’est toute une sociabilité artistique que révèle l’ouvrage de France Nerlich. Au-delà du fonctionnement de ce qu’on pourrait désigner comme l’institution artistique le livre révèle des axes thématiques fondamentaux. La peinture française est perçue comme violente et hyperréaliste, contrairement à une peinture allemande plus idéaliste. Delaroche est volontiers opposé à Cornelius comme représentant d’une autre peinture d’histoire, car la peinture d’histoire, ciment de l’unité nationale l’emporte sur les autres genres. Le succès des peintres belges Gallait et Biefve en Allemagne prépare et complète la réception de la peinture d’histoire française.
Des courants littéraires comme la Jeune Allemagne, et tout particulièrement l’un de ses principaux représentants Theodor Mundt font l’éloge d’un antidogmatisme inhérent à la peinture française et certains peintres, comme Ary Scheffer, misent sur une certaine ambiguïté d’un art pris entre plusieurs écoles nationales pour faciliter leur implantation dans l’espace germanophone. Plus encore qu’Horace Vernet c’est Paul Delaroche qui va incarner avec des tableaux comme le Napoléon à Fontainebleau, de la collection Schletter de Leipzig, une hiérarchie spécifique, paradoxale, qui permet de voir en Delaroche un réaliste plus dérangeant que Courbet.
La dimension d’investigation littéraire du propos de France Nerlich se reconnaît à l’usage qu’elle fait du Kunstblatt de Ludwig Schorn mais aussi des textes sur l’art de Franz Kugler qu’on peut considérer aussi comme un des fondateurs de l’histoire culturelle, ou encore des Grenzboten, organe de la littérature réaliste.
Chaque fois qu’un tableau est abordé il s’agit de tenter de mesurer son rayonnement qui passe souvent par les reproductions. Elles jouent un rôle très significatif dans l’enquête de France Nerlich qui suit évidemment les procédés lithographiques et les débuts de la photographie mais observe, dès le début du siècle, les entreprises de reproduction d’une collection dans des gravures, par exemple la collection Leuchtenberg reproduite par Johann Nepomuk Muxel.
Certains tableaux français comme l’Hémicycle des Beaux-Arts de Delaroche vont servir de modèle aux artistes allemands. D’Eugène Müntz à Max Schasler France Nerlich présente les principaux protagonistes de l’analyse de la peinture française en contexte allemand.
Elle met en évidence les différences entre des microcontextes régionaux, s’attache tout particulièrement au recensement des différentes collections privées berlinoises de Ernst Fallou à Wagener en passant par Ravené, suit l’action des directeurs de musée, et note par exemple l’enrichissement de la Neue Pinakothek en art français après l’arrivée de Tschudi.
Partant de l’idée selon laquelle nous ne sommes souvent même plus capable de réfléchir à des œuvres qui échappent au canon moderniste France Nerlich nous a restitué un ensemble très cohérent d’œuvres méconnues et a su reconstituer leur appropriation par un public allemand, c’est-à-dire reconstituer une histoire des perceptions de la peinture française. Elle fournit un fil directeur irremplaçable pour comprendre les relations artistiques franco-allemandes au XIXe siècle et plus largement l’histoire culturelle du long XIXe siècle.